La crise du recrutement est toujours très présente et pose la question de la rétention des populations cadres. Ces derniers sont toujours très demandés sur le marché du travail, renforçant la tension globale du marché. Ont-ils envie de changer de l’entreprise ? De se reconvertir ? Sont-ils désengagés ? Nous avons posé nos questions à Emmanuel Kahn, Responsable du pôle études de l’Apec, pour faire face aux clichés.
Nous entendons beaucoup parler de grande démission ou de quiet quitting. Ces tendances liées à la fidélisation et à l’investissement sont-elles confirmées dans les études de l’APEC ?
Ces expressions nous proviennent du contexte américain et s’appliquent en réalité assez mal au contexte français. Le nombre important d’offres d’emploi entraîne bien des mouvements sur le marché, mais pas de démission ni de désinvestissements massifs à l’horizon.
Nos études montrent plutôt que les cadres sont fortement investis dans leur travail et qu’ils entretiennent une relation globalement positive à leur entreprise, source de fierté (pour 82% des cadres) et d’un sentiment d’appartenance marqué (pour 81% des cadres). Pour autant, ils s’interrogent parfois sur leur degré d’investissement, à la recherche d’un meilleur équilibre des temps de vie.
Cet investissement fort, mâtiné d’interrogations sur les limites du surinvestissement, est particulièrement palpable chez les cadres managers. Néanmoins, l’écrasante majorité d’entre eux souhaitent rester managers (84%) battant en brèche une autre légende médiatique.
Comment est-on passé d’une focale centrée sur les difficultés de recrutement, donc sur l’attractivité, à un enjeu de fidélisation ?
Sur le marché de l’emploi cadre, les tensions culminent à des niveaux très élevés depuis le début de l’année 2022, avec des conséquences lourdes sur les délais des recrutements (quand ils ne sont pas purement et simplement abandonnés faute de candidats). L’installation de ces tensions dans la durée a de nombreuses répercussions sur les enjeux de rétention.
Pour les cadres qui envisagent un changement d’entreprise, les possibilités de le faire aboutir sont mécaniquement plus nombreuses. Pour ceux qui n’y avaient pas songé ou n’avaient pas entrepris de démarches actives en ce sens, la démultiplication des approches directes de la part de cabinets de recrutement ou directement via les recruteurs peut agir comme un élément déclencheur. D’autant que les cadres sont nombreux à être convaincus qu’ils pourraient bénéficier d’un gap salarial significatif en changeant d’entreprise en ce moment.
De surcroît, les postes vacants du fait des difficultés de recrutement engendrent très souvent de la surcharge pour les équipes en place (79% des entreprises qui ont connu des difficultés de recrutement en 2022 en font état), avec des conséquences sur le climat social. Dans ce contexte, l’idée de quitter l’entreprise peut apparaître comme une porte de sortie pour certains cadres.
La période actuelle pose également la question de la durabilité des recrutements. Pour se différencier, il peut arriver que certaines entreprises versent dans une forme de surpromesse : un tiers des cadres estiment qu’il existe un écart important entre ce qu’on leur avait décrit lors de l’entretien et la réalité du poste. Avec à la clef une déception côté cadre, qui peut déboucher sur une démission précoce, contraignant l’entreprise à relancer le processus. En ce sens, le contexte de fortes tensions incite à sortir d’une vision court-termiste du recrutement.
Quels sont les principaux leviers à la disposition des entreprises pour retenir les talents ? A quelles attentes des cadres doivent-elles répondre ?
Pour retenir les talents, cinq pistes se dégagent de nos travaux : l’autonomie, la reconnaissance, le sentiment de l’utilité et de sens du travail, la QVCT et la cohésion.
L’autonomie dans l’exercice des responsabilités est la première source de motivation chez les cadres (citée par 45% d’entre eux), en plus d’être une dimension structurante de l’identité de cadre. Sur ce sujet, il s’agit de donner les coudées franches pour agir, afin de garantir aux cadres qu’ils auront les moyens de mener à bien leur mission.
La reconnaissance est l’attente que les cadres expriment le plus fréquemment à l’égard de leur manager (48%). Elle gagne à se matérialiser au fil du parcours par des évolutions de périmètre d’activité, de responsabilités et de rémunérations.
Un autre levier réside dans le sentiment d’utilité et le sens du travail réalisé. Lorsque ces éléments font défaut, ils deviennent une source majeure de démotivation pour les cadres. Il s’agit donc d’expliquer et d’incarner la place de chacun, son importance dans le collectif, dans l’entreprise et le rôle de celle-ci dans le monde.
La qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) constitue également un axe important de fidélisation. Pour inciter les cadres à se projeter, il convient de proposer à la fois des conditions jugées propices au bon travail, mais aussi une vision large de la flexibilité et de l’équilibre des temps de vie, au-delà du seul télétravail.
Un dernier levier a trait à la cohésion et aux collectifs de travail. Parmi les éléments qui peuvent donner envie aux cadres de rester dans leur entreprise, on retrouve en bonne place « l’ambiance de travail » et les « relations avec les collègues ». Les cadres, comme les autres acteurs de l’entreprise, attendent une consolidation de la dimension humaine et collective du travail suite aux périodes de distanciation contrainte et à la mise en place du télétravail.
Ces cinq pistes montrent bien que la fidélisation relève de l’action concertée des RH et des managers de proximité.
La rétention des talents va-t-elle rester une préoccupation forte pour les entreprises en 2023 ?
D’après les analyses de notre observatoire, la fidélisation des cadres devrait effectivement rester au cœur des préoccupations des entreprises au cours de l’année 2023. En effet, trois forces majeures devraient structurer l’emploi cadre cette année et chacune d’entre elles renforce l’enjeu de la fidélisation.
D’abord, les tensions devraient rester aiguës, avec des conséquences évidentes sur l’importance de retenir les talents pour ne pas ajouter aux difficultés. Ensuite, le pouvoir d’achat devrait rester au cœur des préoccupations des cadres, ce qui pourrait aviver l’intérêt pour le changement d’entreprise si les rémunérations n’évoluent pas suffisamment. Enfin, les attentes des cadres devraient s’affirmer encore davantage compte tenu d’une position plus favorable sur le marché. D’où un besoin de consolider l’autonomie, la reconnaissance, l’évolution professionnelle, la QVCT et de renforcer les collectifs de travail, ciment de l’entreprise.
Ces 3 lames de fond devraient mettre les enjeux de fidélisation sur le haut de la pile pour les DRH comme pour les managers tout au long de l’année 2023.