Pour commencer, pourriez-vous vous présenter et nous parler de Flashbrand ?
J’ai fondé Flashbrand fin 2015 avec l’objectif de révolutionner la façon dont les employés sont gérés et se développent. Je travaillais précédemment comme executive chez SAP France dans la partie ventes. J’ai eu l’opportunité de prendre des responsabilités de stratégie qui m’ont amené à me déplacer régulièrement à San Francisco. J’ai finalement décidé de m’y expatrier définitivement. J’avais constaté que la Sillicon Valley était un lieu fort d’innovation, notamment afin d’y observer les tendances au niveau du marché du travail, de l’évolution des entreprises, comment les collaborateurs se comportent…
C’est à partir de ces observations que Flashbrand a été créé, avec au cœur de sa mission le projet de soutenir le développement des collaborateurs. Plus précisément, l’idée était que l’image de marque d’une entreprise était indissociable de l’image de marque des collaborateurs, et que la meilleure façon de faire croître une entreprise était de développer ses collaborateurs. Nous avons donc développé dans un premier temps une appli de feedback qui permettait aux collaborateurs de demande ou donner du feedback à ses pairs, ses managers… Ce qui nous a menés à approfondir en proposant des recommandations de formation pour corriger, donner des pistes d’améliorations.
Pour aller encore plus loin, nous avons voulu donner aux collaborateurs les clés de la gestion de leur performance et de leur développement professionnel. Cela se fait en leur donnant la possibilité de définir leurs propres objectifs. Aujourd’hui, le travail a lieu de manière plus collaborative et agile. On passe d’une vision top-down à une gestion bottom-up.
A partir de là, nous avons décidé de gérer la partie carrière. C’était en pleine période de Great Resignation. Nous avons constaté que les collaborateurs avaient beaucoup de questionnements qui se traduisaient en démissions. Beaucoup d’entre eux regardaient en priorité des opportunités à l’externe. Le développement de carrière en interne n’était pas visible. Nous avons même eu un cas chez nos clients où l’un des collaborateurs a démissionné pour travailler dans une autre entité qui appartenait à la même maison mère, sans même le savoir. Cette vision Talent Marketplace, avec le développement de la mobilité interne, nous a logiquement amenés vers Neobrain.
Enfin, nous avons toute une gestion liée à la motivation des collaborateurs. J’ame utiliser cette formule qui fait référence à Einstein : performance égale compétence multipliée par engagement au carré. Le principe de Pulse Survey existe déjà beaucoup, mais nous en avons développé une version plus 360, plus fluide et plus continue.
Nous avons beaucoup entendu parler de Grande Démission, est-ce un signal durable que le contexte du marché du travail change aux Etats-Unis ?
Le phénomène de “la grande démission” est apparu après la pandémie de Covid-19. De nombreuses personnes ont ressenti le besoin de changer et de trouver autre chose dans leur vie professionnelle. Elles ont remis en question leur situation actuelle en se disant : “Je ne veux plus faire ça de cette manière, je veux changer”. Elles ont donc commencé à chercher des opportunités ailleurs, car elles ne pouvaient pas les trouver en interne. Ce phénomène est apparu instantanément et montre que le monde du travail est en train de changer aux États-Unis. Mais ce n’est pas la seule évolution.
L’autre changement du marché est la vague d’arrivée de la génération Z, qui a une vision très différente du monde du travail. En Californie, par exemple, les jeunes qui entrent sur le marché du travail restent moins de neuf mois dans leur premier poste, voire moins de six mois. Leur objectif n’est pas de faire le même travail pendant à heures fixes, mais plutôt d’apprendre, de contribuer et d’explorer de nombreuses possibilités. On assiste donc à une fracture dans la conception traditionnelle de l’emploi, où l’entreprise créait une description de poste et les employés y postulaient et s’y confirmaient. Aujourd’hui, on passe à un modèle où l’individu, avec ses compétences et aspirations, détermine où il souhaite contribuer, tandis que l’entreprise cherche à exploiter ces talents de manière à répondre à ses propres besoins. C’est un renversement des perspectives en somme.
Comment ce renversement des perspective modifie-t-il la notion de job en entreprise ?
Nous assistons à la démocratisation de la gig economy depuis plusieurs années déjà. Axée sur les projets court ou moyen terme, Il s’agit d’un type d’emploi où j’ai un besoin spécifique et je recherche quelqu’un ayant les compétences requises pour un laps de temps limité. Nous travaillons alors selon un modèle de missions, où chaque individu peut contribuer à plusieurs projets et faire évoluer ses compétences en fonction de ses préférences et de ce qu’il souhaite accomplir. Nous passons ainsi d’un modèle monolithique et préétabli de fiche de poste fixe à ce que j’appelle le “Business of One“. En tant que collaborateur, je suis une entité indépendante, capable de prendre des missions et de les exécuter au sein de l’entreprise, que ce soit en tant qu’employé ou en tant qu’externe.
Aux États-Unis, une grande partie des collaborateurs en entreprise sont déjà des externes. Cela inclut à la fois les travailleurs temporaires et les freelances. Cette complexité n’est peut-être pas encore aussi répandue en Europe, mais je pense qu’elle va se développer, car de plus en plus de personnes souhaitent être indépendantes, travailler de chez elles ou de l’endroit de leur choix, et effectuer des missions spécifiques.
Comment les RH peuvent-ils mieux s’adapter à ce changement ?
Je pense qu’on pourrait atteindre un modèle où jusqu’à 50% des collaborateurs de l’entreprise seront externes. Comment les gérer ? Comment assurer leur développement, leur performance, alors que nous avons actuellement peu d’accès à eux ? Nous n’avons pas de regard sur ces ressources, mais comment continuer à les aider à évoluer, etc. Cela présente des défis totalement nouveaux, qui se concrétisent rapidement. Nous pouvons déjà le constater aux États-Unis. Les entreprises devront s’adapter à cette réalité. Elles devront être capables de recruter dans un marché du travail tendu, où les gens peuvent quitter leur emploi du jour au lendemain pour en trouver un autre. Il n’y a pas de préavis de trois mois, tout est très fluide. De même, on peut être licencié du jour au lendemain. Recruter des talents dans un environnement aussi changeant, éphémère, nécessite une expertise en recrutement. Et surtout, une fois qu’on les a recrutés, il faut savoir les retenir et les comprendre.
Il est essentiel d’être capable d’analyser et de comprendre chaque individu, de manière personnalisée, plutôt que de manière globale. Comment puis-je comprendre chaque personne que j’ai recrutée et l’accompagner dans son développement au sein de l’entreprise ? Cela nécessite de repenser complètement les processus des ressources humaines, de les rendre centrés sur les individus, de fournir des données et des informations en temps réel pour comprendre les aspirations et les intérêts de chaque collaborateur, et d’être au service de leur bien-être. Cela va entraîner des changements radicaux dans les méthodes de recrutement, de rétention et dans l’ensemble des processus RH, qui devront devenir plus continus, flexibles et réactifs, faute de quoi les entreprises auront du mal à retenir leurs talents.
Comment cette problématique impacte-t-elle les DRH aux Etats-Unis ?
Tous les directeurs des ressources humaines avec qui j’ai discuté ont une problématique majeure : la pénurie de talents. Même en période de licenciements et de récessions, la pénurie de talents (talent shortage) reste en tête des préoccupations. Recruter des talents de qualité et les fidéliser demeurent des défis constants.
La structure démographique est également un facteur, car à long terme, la natalité dans les pays diminue. Le recrutement devient de plus en plus complexe et tendu. De plus, la demande de compétences spécifiques augmente, car elles évoluent de manière toujours plus véloce. Recruter des personnes possédant les bonnes compétences devient donc un enjeu crucial. Aux États-Unis, nous observons également d’autres phénomènes émergents, tels que la récession qui entraîne des licenciements ou des restrictions d’embauche, mais les entreprises doivent continuer à générer de la valeur pour leurs actionnaires, ce qui crée une pression supplémentaire.
Ces compétences changent notamment via le progrès technologique. Les évolutions observées ces derniers mois avec ChatGPT ont déjà perturbé les postes et les rôles, et cette tendance ne fera que s’intensifier. Les entreprises doivent être prêtes à saisir ces nouvelles opportunités et à relever les défis du reskilling, en adaptant les compétences de leurs collaborateurs aux besoins actuels du marché du travail. Le rythme de ce changement va s’accélérer encore dans les mois à venir, nécessitant une adaptation rapide.
En tant qu’entreprise, il est primordial de gérer efficacement notre vivier de talents et de développer rapidement leurs compétences. Il ne sera plus question de repousser les actions de formation à plus tard, mais d’agir rapidement. Le développement suivi des compétences, la mise en place de formations continues, la détection des besoins individuels et la montée en compétences seront au cœur de nos préoccupations. Nous devons mettre un fort accent sur les compétences et les faire évoluer rapidement pour tous les collaborateurs.
Comment les entreprises aux Etats-Unis ont-elles commencé à aborder ces challenges ?
La gestion continue de la performance gagne en popularité, surtout aux États-Unis, où le feedback et les pratiques continus sont davantage adoptés qu’en Europe. Malgré le déploiement d’outils conçus pour une approche continue, de nombreuses entreprises européennes restent attachées aux campagnes annuelles de performance, même si les objectifs devraient être ajustés en cours d’année et les process plus flexibles. Il est essentiel que les entreprises européennes s’intéressent davantage à cette approche continue et se penchent sur l’amélioration de l’expérience employé, en tirant parti des technologies mobiles et en offrant des applications conviviales.
Les entreprises américaines ont accordé une plus grande importance à l’expérience collaborateur, en adoptant des technologies mobiles et en proposant des applications simplifiées, tandis que les entreprises européennes ont encore du chemin à parcourir dans ce domaine. De plus, les entreprises américaines ont pris une longueur d’avance en matière de surveillance de l’engagement et de la motivation des employés, bien que des initiatives similaires commencent également à émerger en France et en Europe. Il est donc crucial que les entreprises européennes s’inspirent de ces avancées technologiques et organisationnelles pour améliorer la gestion de la performance, l’expérience employé et l’engagement des collaborateurs.
Avez-vous un exemple concret de ce que la fluidité des compétences peut modifier dans une entreprise ?
Lorsque j’étais chez SAP, vers 2012-2013, nous rencontrions des difficultés de gestion des ressources, ce qui empêchait la réalisation de nombreux projets faute d’avoir les bons talents disponibles. Certaines équipes cherchaient désespérément un développeur iOS pour quelques semaines ou mois, mais ne parvenaient pas à trouver les bonnes personnes.
Parallèlement, d’autres équipes comptaient des développeurs ou des employés sous-utilisés, mais les managers hésitaient à les rendre disponibles par crainte de perdre leur pouvoir hiérarchique. Face à ces problématiques, la direction des ressources humaines (DRH) est intervenue en proposant une solution à Palo Alto. J’ai participé à cette initiative, qui a abouti à la création de “Open Resources”, une plateforme permettant aux collaborateurs de travailler sur des projets en lien avec leurs intérêts et compétences. Les managers et chefs de projet pouvaient ainsi publier des offres sur un site web dédié, indiquant leurs besoins spécifiques en termes de durée et de profil (par exemple, un développeur iOS ou un spécialiste du marketing).
Cette initiative préfigurait en quelque sorte l’économie du travail indépendant (gig economy) avant son essor généralisé. Elle visait à résoudre les problèmes de sous-utilisation des talents internes et de manque de flexibilité dans l’affectation des ressources. En permettant aux collaborateurs de s’engager sur des projets qui les intéressaient et correspondaient à leurs compétences, Open Resources favorisait l’efficacité et la productivité au sein de l’entreprise.
Quel impact cela a eu sur le rôle des managers ?
Le manager n’avait plus autant de contrôle sur la carrière des collaborateurs. Il faut que ces derniers puissent évoluer et prendre de nouveaux postes, même si leur N+1 n’est pas d’accord. Cela signifie qu’il faut accompagner les managers et les transformer en de véritables leaders, capables de déléguer, de coacher et de laisser leurs collaborateurs prendre des initiatives. Les meilleurs managers sont ceux qui développent leurs collaborateurs et les laissent partir s’ils le souhaitent, car ils deviennent alors des aimants à talents. Il est crucial que les entreprises comprennent cette dynamique et que les managers l’adoptent, notamment dans les industries en croissance. De nombreux modèles de leadership émergents nécessitent de l’anticipation, notamment dans un contexte où les missions se décentralisent.
Le travail devient plus transversal et les missions se multiplient. Il faut trouver des moyens de coordonner cela, que ce soit par le biais de plateformes de recrutement pour les missions spécifiques ou en transformant l’entreprise et les emplois en missions plus fluides. Cela demande un changement de mentalité pour les managers, en particulier ceux des industries plus traditionnelles comme la banque, où la hiérarchie est prédominante. Sans s’adapter à ces nouvelles réalités, ils auront du mal à recruter et à fidéliser leurs talents.
Pour conclure, comment pensez-vous que la fonction RH va devoir évoluer lors des années à venir ?
Le Talent Shortage et l’arrivée de la génération Z vont transformer complètement le concept traditionnel du travail en missions centrées sur le collaborateur. Les RH devront gérer cette transition et changer radicalement leurs processus pour adopter une approche véritablement axée sur l’employé. Par ailleurs, il est important de souligner l‘importance des données et de l’intelligence artificielle dans la compréhension de ces évolutions, afin de déterminer les actions à entreprendre et les priorités RH. Les données et l’intelligence sont des éléments clés pour prendre en compte différents pools de collaborateurs et les traiter de manière adaptée.
La RH va devoir être capable de réagir plus rapidement et répondre à questions centrales. Si nous n’agissons pas rapidement, le personnel peu motivé ou engagé risque de partir dans les jours ou les semaines à venir. De même, les collaborateurs ayant des compétences clés nécessitent une formation continue. Il est crucial de disposer de pools de talents en temps réel afin de savoir comment les soutenir et les aider face aux nombreux changements à venir. L’intelligence, les données et l’aspect social joueront un rôle essentiel pour éclairer les RH qui, pour l’instant, sont dans l’obscurité.